Vendredi soir, et je suis devant ma glace en train de me préparer. Jusque là rien d'étonnant sauf qu'il ne s'agit pas d'une soirée ordinaire... Je suis conviée par Brett ou Brad je ne sais plus trop à rejoindre la soirée qu'il organise avec les voisins proches. C'est une tradition d'après ce que j'ai compris? Je suis nouvelle dans le quartier et dans l'idée j'ai envie de faire un minimum bonne impression. Alors même si cette soirée ne m'enchante pas je fais en sorte de me rendre sociable. Je commence le travail lundi et mon métier nécessite un minimum d'implantation locale. J'hésite à relever mes cheveux mais fais le choix de les laisser cascader sur mes épaules. Maquillage léger sur les yeux mais lèvres carmin, comme j'aime. Pour la tenue ça se complique. J'ai tendance à être outrancière dans mes choix et si ça ne me gène pas au quotidien je n'ai pas envie ce soir d'être le point de mire. Au contraire ! Je compte bien faire acte de présence et m'enfuir à la première occasion. Le voisin m'a expliqué que tout le monde apporte quelque chose alors j'ai acheté du vin et une énorme salade de pomme de terre. Cuisiner ce n'est pas mon truc ! Encore moins pour des inconnus. Mon choix fini par se porter sur une robe noire élégante mais discrète en tout cas comparée à ce que je porte habituellement. Pas de Darnel ce soir pour me proposer de me l'enlever et c'est bien dommage. Je soupire en y pensant tandis que je me mets en route à pieds vers la maison voisine mes emplettes dans un sac. Je frappe et quand la porte s'ouvre j'affiche mécaniquement un sourire. Le bruit des enfants m'assaille et je m'inquiète de faire tâche au milieu d'une troupe de jeunes parents bien sous tout rapport. Brett/Brad me présente Cheryl sa femme et je dis à quel point je suis charmée par l'accueil et blablabla avant qu'elle ne passe au convive suivant. Cette corvée résolue je m'approche du buffet et y dépose mes emplettes avant de me saisir d'un verre ! J'en ai fichtrement besoin. Je laisse mon regard errer sur les convives en me disant qu'il est bien dommage que je ne connaisse personne. Après tout ça viendra, ce genre de fête semble même être là pour ça. L'ennui c'est que parler pour le plaisir m'emmerde et que parler de moi c'est encore pire... Putain c'est pas gagné !

Vendredi 19 février. Noah était resté un peu plus tard à la librairie, à faires des aller et retour incessants dans les longs rayonnages du Garden of Readin'. Notamment pour prendre de l'avance sur la matinée du lendemain. Les arrivages qui attendaient patiemment en réserve avaient mobilisé un certain nombre de bras pour permettre enfin aux récents ouvrages de passer des cartons des transporteurs aux étagères vernies de l'établissement. Même après des années passées à sentir de belles couvertures glacées et de fines feuilles de papier encré passer sous ses doigts, le sentiment restait toujours intact. Son métier était une découverte de chaque instant. Noah avait d'ailleurs déjà plusieurs titres en tête ; des livres qu'il aurait plaisir à découvrir chez lui. Des lignes auxquelles il s'amuserait à donner vie, mentalement. Un temps de lecture précieux après lequel il ne faisait que courir lorsqu'il était encore new yorkais. Qu'il perdait autant dans les transports en commun qu'en réunions interminables.

C'est avec une quinzaine de minutes de retard que Noah arrive enfin devant la porte de ses voisins. Les Bowman étaient on ne peut plus abordables. Ils avaient accueilli Noah à bras ouverts lorsqu'il s'était installé dans l'une des maisons du quartier. Bonsoir, dit Noah en levant doucement une bouteille de vin dans les airs. Même si lui était plus friand des bières artisanales. Je m'excuse vraiment, j'espère que je ne suis pas trop en retard. J'ai été retenu par des livres bien décidés à ne pas me laisser partir... plaisanta le libraire avec un large sourire. Mais j'ai pensé au vin, glissa Noah avant d'ajouter Et aux estomacs aussi. Le libraire tenait un plat de terrine dans sa main gauche. Achetée chez le traiteur le matin même. Des lumières chaleureuses aux rires qui semblaient y résonner en permanence... leur maison respirait la joie de vivre. Bonsoir, dit de nouveau Noah à la cantonade, cette fois-ci pour les invités déjà présent. Betty, James... souffla doucement Noah avec un sourire. Il n'y a pas de raison que les grands soient les seuls à en profiter. J'ai une surprise pour vous... Il fit glisser dans leurs mains deux livres, à peine sortis des cartons de la la librairie. Les dernières éditions d'Eric Carle. Un illustrateur dont le succès auprès de la jeunesse n'était plus à prouver.

Sur les conseils de Cheryl, Noah pose sa bouteille de vin sur le buffet dressé pour l'occasion et croise le regard d'une invitée au moment où il fait de même pour la terrine. Pour ma défense, je suis très mauvais cuisinier... plaisanta Noah avec un regard glissant vers les plats fait maison déjà bien entamés. Bonsoir, Noah, ajouta t-il en se présentant. Si certains visages lui étaient déjà familiers, ce n'était pas encore le cas de la convive qui lui faisait face.

Je regrette d'être venue. Clairement ! Je ne me sens pas à ma place au milieu de gens qui se connaissent depuis des années et évoquent leurs souvenirs communs, leurs amis d'école, les enfants des uns ou des autres. J'ai déjà eu deux fois la question fatidique des enfants et du conjoint et ça m'agace. Pourquoi une femme devrait forcément avoir l'un ou l'autre pour être épanouie ? Je ne suis pas malheureuse de mon célibat, il est choisi et assumé, pour la bonne et simple raison que personne ne m'a jamais donné envie qu'il en soit autrement. Je n'ai jamais emménagé avec quelqu'un par exemple, c'est une étape que je ne suis pas prête à franchir. Renoncer à ma liberté, mon intimité, ça me semble l'une des pires conneries possible à faire... C'est effrayant ... Et Thomas prend ce chemin... J'ai toujours pensé que l'amour n'est que fumisterie mais je dois avouer que le couple qui m'a invité semble très amoureux. Il a pour elle des gestes tendres qui sont beaux à voir et leurs enfants semblent aussi épanouis et heureux. L'image d'une famille parfaite, mais ça ne me parle pas pour autant au contraire ça m'opresse. Quand je suis arrivée à 13 ans chez Roy & Miranda ils renvoyaient cette même image ! Une jolie famille avec des gens aimants qui étaient bons et gentils au point de prendre en charge l'indésirable que j'étais alors .... Des gens biens sous tout rapport aux yeux du monde ... Je crois que le pire c'est que j'y avais cru. Ils m'avaient fait espérer que j'avais enfin trouvé ma place, mon chez moi... Vaste fumisterie ! Roy était un putain de prédateur et j'en avais rapidement fait les frais... Depuis cette vitrine parfaite me donne envie de hurler ou de vomir ou de casser des trucs ! Dans ce cas précis j'ai surtout envie de m'enfuir de là pour aller m'ouvrir une bouteille de vin dans mon salon... Tout le monde est là depuis un moment et les conversations vont bon train quand arrive un convive de dernière minute. Pas de femme accrochée à son bras, pas d'enfant qui courre à ses côtés... Par contre il connaît manifestement nos hôtes et a même pensé au petit cadeau qui va bien pour les enfants.  Je reste près du buffet tandis qu'il salue tout le monde, jusqu'à ce que son regard se pose sur moi. Je lui renvoie son sourire tandis qu'il fait un très d'humour. Je sais faire cuire des pâtes ! C'est mon seul talent culinaire alors je vous comprends. Ce n'est pas sur moi qu'il faut compter pour un repas exceptionnel... Encore que, j'ai un certain talent pour faire appel au meilleur traiteur de la région si nécessaire. Il se présente alors je fais de même Lee Burrows, je viens d'arriver dans le quartier. Je bois une gorgée dans mon verre et picore quelques amuses-bouches. Allez Lee tu peux le faire...

Vendredi 19 février. Noah esquissa un sourire, soulevant légèrement les sourcils. On a d'autres qualités, fort heureusement, plaisanta le libraire, en avisant qu'il devait être l'un des rares avec les mains désormais vides. A l'image de son estomac. Une fois n'étant pas coutume, Noah avait volontiers raccourci sa pause déjeuner pour prêter main forte à ses collègues. Bienvenue dans le quartier alors, dit Noah avec un large sourire, à défaut d'avoir un verre en main pour joindre le geste à la parole. Des paroles qui justement résonnaient comme étrangement familières pour celui qui était dans une situation similaire à celle de Lee, il y a encore un an et demi. Avant qu'il ne prenne le parti de laisser les rues de New York derrière lui. Sans regret, ou si peu. Vous connaissiez déjà Cheryl et Brad, peut-être ? demanda Noah, par simple curiosité. Lorsqu'il ne quittait pas la libraire trop tard, Noah prenait plaisir à retrouver ses voisins au détour d'un verre ou d'un repas. Ces soirées étaient assez rares. Rares et précieuses pour celui qui se reconstruisait, avec plaisir, une vie à Edenton après 29 années passées dans le tumulte de la grosse pomme. Vous étiez déjà de la région ? Si ce n'est pas trop indiscret, demanda doucement Noah avec un regard circulaire. Il sourit à Cheryl qui regardait justement dans la direction du duo. D'un geste de la main, Cheryl lui fit signe de se servir sur le comptoir. Plusieurs verres vides y côtoyaient des bouteilles déjà entamées.

ça ne vous dérange pas si je vous quitte deux minutes pour aller me servir un verre ? La journée a été longue, plaisanta t-il avant de prendre congé un bref instant, et de récupérer un verre. Qu'il remplit d'une rasade de vin blanc. Biscuits salés et plats cuisinés s'offraient aux papilles des invités. Cheryl et Brad savaient recevoir, simplement. Mais avec toute la bonté qui les caractérisait en temps normal. Bien loin des brunchs et autres soirées superficielles qu'il devait écumer à l'époque où ses pas résonnaient encore dans le quartier de la société d'édition qui l'employait.

En fait non, je n'ai rencontré Brad que cette après-midi. Et je n'ai pas encore la chance de connaître Cheryl. je n'ai pas su dire non à cette invitation. Faire connaissance avec ses voisins est généralement une bonne idée mais pour moi ça se transforme vite en parcours du combattant tant ce n'est pas ma tasse de thé. Je suis hypocrite en louant mon envie de connaître cette femme. Il est évident que nous n'avons rien en commun... Pfff je suis vraiment d'une humeur massacrante pour penser ainsi, cette pauvre fille ne m'a rien fait et elle est objectivement accueillante et sympa. Sauf que je n'ai pas envie d'être là, j'ai envie d'une autre compagnie et ça me bouffe littéralement l'esprit. Attraction. J'ai de la chance tu poursuis la conversation et je vais peut être réussir à m'intéresser à cette soirée. Mmm non du tout, j'arrive de Floride ! je te fais un large sourire et poursuis Vous êtes originaire du coin ? j'ai envie de rajouter "comme tous les autres, là" mais je me retiens. Ce n'est pas de leur faute si je me sens étrangère à cette réunion entre amis. Je n'ai jamais eu de point de chute bien à moi, jamais eu de foyer à défendre alors j'ignore ce que ça peut représenter. On doit se sentir en sécurité finalement... mais peut être aussi un peu enfermé par le poids des traditions et de ce que les autres peuvent penser. Moi je suis libre, fière de m'être fait toute seule même si ça implique une vie nettement moins stable et souvent moins douce. Je te fais signe que ça ne me gêne pas du tout que tu ailles te servir et m'approche même à ta suite pour emplir de nouveau mon verre, avantage insoupçonné de ce genre de soirée je n'aurais que la rue à traverser pour aller me coucher.  Longue journée alors? Vous faites quoi dans la vie ? Autant le labrador de mémé et les enfants de la sœur de ma cousine ça ne me passionne pas autant ma vie professionnelle est bien remplie et passionnante alors c'est un sujet qui m'intéresse naturellement. J'ai tellement hâte et peur à la fois d'avoir tout laissé tomber à Jacksonville pour prendre le risque de tout reconstruire ici... Et puis il y a Thomas et Jamila qui me déteste... Cette embrouille mardi est encore dans mon esprit ! Je n'ai pas de nouvelles de Thomas depuis... Est il possible qu'une amitié puisse être balayée comme ça? D'un revers de la main? Il va avoir un bébé avec elle, bien sur, ce n'est pas rien ! C'est même à mes yeux l'engagement ultime, une responsabilité écrasante que d'avoir le bonheur d'un enfant entre ses mains. Je ne me suis jamais sentie prête à avoir des enfants, parce que je n'ai jamais été amoureuse sans doute... Je flipperais surement trop, persuadée de ne pas être capable d'être une mère alors que je n'en ai pas eu. J'adore pourtant m'occuper des enfants, à tous les âges finalement. Anya par exemple me comble de joie quand je la vois et j'adore jouer avec elle et inventer des histoires à lui conter. Je soupire, les yeux voilés de tristesse. Edenton risque bien d'être un enfer si ça continue sur cette lancée et je vais payer au prix fort ma décision hâtive de m'installer ici... Pas le moment de me laisser aller à la mélancolie alors j'inspire doucement par le nez et fais en sorte de me détendre et de profiter de ta compagnie.