Son cul est gelé à force de ne pas bouger. Son téléphone portable est tout aussi glacé, balancé à deux mètres de lui. Il a fini par l'éteindre deux heures auparavant quand il a dit qu'il arrivait et par le jeter un peu plus loin pour oublier. Il peut venir, il n'est pas chez lui. Personne ne sait où il est, et cela lui va très bien. Une clope dans une main, une bière moitié vide dans l'autre, son cerveau est engourdi. Il devrait bouger, faire quelques pas pour réactiver sa circulation sanguine. Il n'en fait rien, restant simplement appuyé, le dos contre cette pierre tombale dont il cache l'inscription du défunt de son corps. Il ferme les yeux et se penche en arrière recrachant la fumée de sa clope vers le ciel. Il est bien parti pour rester jusqu'à la tombée de la nuit, ou jusqu'à ce que son corps craque à cause du froid.

Loin de me douter que je ferais face à un mur aujourd'hui en t'écrivant, j'me retrouve finalement à parcourir la ville pour tenter d'te trouver, croisant finalement tes parents lors de leur promenade habituelle qui m'indique que t'es probablement ici. Jour difficile pour toi et qui de mieux placé pour comprendre? J'avale de travers en sortant du bronco marchant entre les pierres tombales jusqu'à voir ta silhouette affalé contre l'une d'elle. Je plonge mes mains dans mes poches et marche jusqu'à toi. Sans un mot, je glisse la main dans mon manteau et en sort un flasque que je te tends.

Ses doigts sont moitié engourdies par le froid. Ce qui ne l'empêche pas de porter la bière à ses lèvres. Il la termine et desserre son emprise dessus, la laissant tomber dans un bruit sourd dans l'herbe. Au loin, il entend un bruit de moteur. Il n'y porte pas attention. Ce n'est pas rare que des personnes viennent dans ce cimetière rendre une visite à une personne disparue. Des bruits de pas se rapprochent. Une silhouette entre dans son champ de vision. Il lève le regard pour croiser celui de de la personne qui se tient devant lui. Il ne dit mot, se contentant de sortir une flasque qu'il lui tend. Et lui l'ignore, délibérément. Il y a quoi que tu n'as pas compris dans va te faire foutre marmonne-t-il en sortant une nouvelle cigarette qu'il glisse entre ses lèvres en appuyant déjà frénétiquement sur son briquet pour l'allumer.

Je laisse le flasque tendu encore un moment vers toi avant de l'ouvrir pour en boire une gorgée moi-même, hochant la tête en haussant les épaules. Sorry, but I don't really care. Us Seals don't leave man behind. Et ça compte aussi pour les potes bourrus qui veulent pas qu'on leur tende la main alors qu'ils en ont plus que besoin. Je range le flasque et replonge les mains dans mes poches, me tenant au beau milieu de l'allée face à toi. We don't have to talk, but I'm not leaving you here alone.

Il tire sur sa cigarette. Ricane doucement quand il fait référence aux Seals. Il est tenté dans un accès d'humeur de lui balancer à la figure à un "comme Jared" mais se retient. Une toute autre personne que lui, les mots auraient déjà fusé, cinglants. Il faut croire qu'il a droit à un traitement de faveur depuis leur rencontre quelques années auparavant, et davantage depuis deux ans. Garde ton baratin, tu n'es plus seal et je ne l'ai jamais été. Et ne me sors pas un truc du genre seal un jour, seal toujours car ton slogan à la con, tu pourras te le mettre où je pense, et bien profond. Il le jauge. Cet ami, car c'est ce qu'est Wade. Un saint même, vu tout ce qu'il lui fait endurer niveau humeur depuis qu'ils se sont rapprochés. Il a envie de le frapper, parfois. Souvent. Régulièrement. Juste car il l'exaspère avec son attitude trop calme. En tout cas vis à vis de lui car il parait que c'est un vieux grincheux par moments. Et qu'est-ce que tu comptes faire Wade ? Faire le poteau devant moi durant des heures ? Tu crois vraiment que ta présence va changer quelque chose ? Tire-toi, t'as mieux à faire, je t'assure.

J'hoche la tête. Fair enough. But you know it's true or you wouldn't try and guess it. Parce que tu préfères encore me dire que tu ne veux pas l'entendre que d'admettre que ça pourrait avoir un effet quelconque sur toi. T'as peut-être jamais été militaire, t'as peut-être jamais été mon frère en ce sens, mais t'es mon frère nonetheless. À ton autre question, je m'assois finalement au sol moi aussi, repliant les jambes pour poser mes coudes sur mes genoux, les bras ballants au milieu. I was thinking something more in the lines of sitting here till my ass gets numb. You do know I've been through hella worst right? Or have you forgotten? Une soirée assit dans un cimetière? C'était le moindre de mes soucis franchement.

Casse-couilles. Et encore, c'est trop faible pour décrire cet homme. Il s'imagine déjà prendre la bouteille de bière vide et la lui balancer au visage. Il ne le fait pas, refusant de gaspiller des forces dans un lancer que cet homme entrainé éviterait sans sourciller. Au poteau, il préfère poser son cul. Jayden détourne son regard, prenant conscience qu'ils sont partis pour des heures ainsi. Il écoute son petit speech qui ne fait que confirmer ce qu'il pense. Il  ne prend pas la peine de répondre, se murant dans un silence, ignorant intentionnellement son ami. Il n'est pas seulement capable de le faire par message, en physique au même endroit, cela ne le dérange pas non plus. Il replie ses jambes, les entoure de ses bras, et cale sa tête sur ses genoux. Si certains ne connaissent pas le roi du silence, il peut leur en faire une démonstration là, immédiatement.

Aucune idée combien de temps passe, certainement quelques heures alors que je change de temps à autre de position, bois une gorgée de whisky, te tend le flasque sans succès. Être là me permet de penser à tout ce qui se passe dernièrement et, lorsque je brise finalement le silence, je ne le fais pas en vain. Whoever it was... I'm sure they wouldn't want you sitting here waiting for the reaper to get you too. Je marque une pause. Plus, I'm fairly certain he doesn't want your sorry ass or he would've taken you long ago.

Le jour finit par décliner, le froid prend le dessus, accompagné de l'humidité hivernale. Il l'a entendu à diverses reprises bouger. Il a même vu entrer dans son champ de vision sa flasque. Lui est resté telle une statue. Il le sent, que son corps est endolori, car il ne bouge pas depuis plusieurs heures, car le froid prend lentement le dessus sur lui. Son menton toujours calé sur ses genoux, il commence à fermer les yeux, quelques secondes, avant de se forcer à les rouvrir. A un moment, il se sent presque piquer du nez quand la voix de Wade brise enfin le silence.  Sa mâchoire se contracte. Comme s'il ne sait pas qui est enterré ici. Comme si personne ne lui a dit comment le trouver ni pourquoi il se trouve ici aujourd'hui. Il finit par relever la tête, la tournant dans sa direction pour le fixer. Il hausse les épaules. Digne réaction d'adulte de quarante balais. Tu te fous vraiment de ma gueule. Ce sont les premiers mots qu'il prononce depuis des heures. Les premiers avant qu'il ne se décide à bouger, étirant ses jambes en grimaçant.

Tu te bouges enfin, mes paroles ayant visiblement un petit effet sur toi puisque tu daignes même me répondre. J'esquisse un faible sourire. Kinda am yeah. J'hausse les épaules. But I'm dead serious about the first part though. Wherever she is now, she doesn't want you like that man. Et ces paroles viennent du mec qui a mit, lui aussi, plusieurs années à accepter ce fait et le mettre en pratique. Du mec qui vient tout juste de céder et de d'ouvrir la porte à une possibilité de bonheur.

Ses membres craquent un peu quand il s'étire. Le sang afflue de nouveau normalement, et cela lui donne une drôle d'impression. Des douleurs par endroits. Qu'est-ce que ça peut lui faire ce que je deviens vu où elle est ? Enterrée, juste sous leurs fesses. Un bonheur fugace, bien trop court qui s'est envolé quand elle a rendu son dernier soupir. Il ne croit même pas à ces histoires d'au-delà, de seconde vie ou tout autre truc du même genre. Et dire que j'ai renoncé à ma carrière pour elle... Il n'en parle quasiment jamais. De cette période, où il a renoncé à sa passion, aux voyages, à montrer la réalité pour leur espoir commun, celui d'adopter. Espoir qui a également été réduit à néant, comme tout le reste.

J'hausse les épaules. Il fut un temps où ma foi aurait parlé à ma place, le plus naturellement du monde. Un temps où je t'aurais parlé du paradis, de ce qui nous attend tous après la mort, de ce merveilleux endroit où était désormais tous nos êtres chers. Aujourd'hui? Je ne pouvais plus en dire autant. Après avoir perdu Laura, William et Jared? Toutes mes croyances avaient été secouées au plus profond de leurs bases et je n'avais pas de réponse à te donner. Pas une à laquelle je croyais en tout cas. Et dire que j'ai renoncé à ma carrière pour elle... Je relève un regard surpris sur toi. You did uh? J'pourrais te servir des phrases toutes faites du genre "tu devais vraiment l'aimer" ou encore "c'est dommage, tu faisais un bon reporter", mais j'suis pas là pour ce genre de bullshit et toi non plus. Do you miss it?

C'est une période qu'il n'évoque jamais. Ces quasi trois années durant lesquelles il est revenu à Edenton. Pour passer davantage de temps avec Jill, pour monter le dossier d'adoption et prouver qu'ils étaient un couple assez stable pour accueillir un enfant. Elle ne lui a jamais demandé d'arrêter sa passion. Il l'a fait pour elle, pour eux. Et quand la vie en a décidé autrement, lui retirant sa femme, il a cédé et il est reparti à l'autre bout du monde. Au grand désarroi de ses parents qui ont eu espoir qu'il reste. Maintenant, est-ce que sa carrière lui manque. Il hausse légèrement les épaules. Je suis né pour ça. Une vérité brute. Et pourtant, il est là, à Edenton depuis deux années. Depuis que sa route a croisé de nouveau celle de Jared et qu'ils ont eu une longue discussion la veille de sa mort. Des vérités. Des promesses non honorées. Une liste bien sagement enfouie en lui, qui fait qu'il se perd en route chaque jour un peu plus, qu'il revêt une facette qui n'est pas la sienne et qu'il laisse tomber le masque de moins en moins, Wade faisant parti des rares exceptions. Tout comme ses parents. Il t'en reste où tu l'as vidée ? Il ne compte plus le nombre d'heures qu'il est dans ce cimetière ni combien de temps il restera encore. Son ventre est vide. Sa bière est déjà un souvenir lointain. Et son corps réclame un dû. Alors pourquoi pas de l'alcool à défaut de nourriture.

Je suis né pour ça. Sourire entendu, hochement de tête approbateur. T'étais doué Jayden, y'a pas à dire. Même si t'avais toujours le cul dans une situation pas possible et le nez où y fallait pas, tu savais c'que tu faisais -en quelque sorte- et t'étais doué aussi. Weren't we all? Je parle évidemment de mon équipe et moi même, nés pour être soldats, sur le terrain, nulle part ailleurs. Plutôt mourir que d'se retrouver derrière un bureau. Je secoue légèrement le flasque et l'ouvre pour regarder à l'intérieur. Lemme look. Je penche la tête et avale la gorgée restante. Now it's empty. J'hausse les épaules et souris avant de me lever, m'étirant un peu les jambes. Come on. I'm gonna buy you a proper drink.

Il préfère ne plus songer à sa carrière. Il ne répond même plus rien à Wade sur le sujet hormis la vérité qu'il a laissé échapper. Au contraire, il fait enfin un effort. celui d'accepter sa proposition, même s'il réagit avec plusieurs heures de retard. Le regard tourné dans sa direction, il attend qu'il lui tende la flasque. Sauf que... C'est comme une scène d'une mauvaise série B. Il voit la flasque au-dessus de ses lèvres, et les quelques gouttes qui en sortent. Connard. Salopard. Au sourire, il répond par un soupir exaspéré. Très bien, il a gagné. Comment, il ne sait pas. Sans doute l'a-t-il eu à l'usure en restant juste à ses côtés depuis plusieurs heures. Il se lève à son tour, grimaçant et laissant enfin apparaître l'identité de la personne reposant ici. Jill Rhodes. 1982-2012. Il doit même poser ses mains sur ses cuisses quelques secondes, le temps que cette étrange sensation passe. A boire et à bouffer, c'est le minimum. Façon étrange - mais qui lui est propre - de remercier Wade pour sa présence en ce jour si particulier pour lui. Il récupère la bière vide, et son téléphone qui commençait à vraiment prendre l'humidité dans l'herbe.