Un peu fatiguée, je regarde l'heure pour la – il me semble – millionième fois depuis une heure. C'est que ma journée de travail va bientôt se finir, et je dois bien avouer que je n'attends que ça depuis le milieu de la journée. Je suis fatiguée. Éreintée. Je suis sur les nerfs, je le sens, et remercie le fait de ne pas faire les nocturnes cette semaine. Les clients sont plus difficiles quand ils se pointent tard. En tout cas, c'est l'impression que j'ai. Profitant d'être seule dans la boutique, je m'étire et frotte mon visage. Avec un peu de chance, je vais pouvoir m'écrouler sur mon lit en arrivant à la maison.

20h00 pointe enfin son nez. Je réprime un cri de joie alors que mon collègue entre pour prendre la relève. Cinq minutes plus tard, je ferme mon blouson en passant la porte de service. Je pars aussitôt vers ma voiture et m'installe à l'intérieur. Je prends le temps de poser mes affaires et de checker mon téléphone. Ah, beh non... le voilà qu'il s'éteint. J'ai dû oublier de le recharger hier soir, tant pis. Il ne me faut pas plus de quinze minutes pour arriver chez moi, ça peut attendre.
J'attache finalement ma ceinture et démarre. Mais ma voiture se contente de lâcher un bruit essoufflé sans se mettre en marche. Je serre les dents, j'ai l'impression que mes objets se liguent contre moi, là. Je réessaye. Encore. Non.

« Aaah mais.. ! Démarre !! »

J'ai beau râler, ça ne convainc pas ma voiture d'arrêter sa blague et de me ramener chez moi. Je souffle, agacée. Bon, faisons un point sur la situation. Je n'ai pas de téléphone. Pas de voiture. Mon collègue ? Pas de voiture non plus. Je pourrais... appeler une dépanneuse depuis le magasin ? A cette heure ? Ça prendra trop de temps, et coûterait trop cher. Mieux vaut attendre demain matin. Je reprends mes affaires et décide de rentrer chez moi à pied. Il va me falloir plus de temps, mais ça pourrait être pire. Il pourrait pleuvoir.

Je n'ai pas fait trois cent mètres qu'un grondement me fait sursauter, et une seconde plus tard, la pluie s'abat sur le sol. Et sur moi. Je me plaque contre un mur, à peine protégée par le bout d'un toit. Eh merde, c'est quoi ça ? Pourquoi maintenant ? Putain de loi de Murphy !

« Calme-toi, Poppy... »

Je me répète ces mots plusieurs fois pour ne pas craquer. J'ai le cœur au bord des lèvres et suis déjà trempée. Il faut que je rentre. Je ne peux pas rester là. En plus j'ai horreur de l'orage. Je me remets à marcher, en essayant de passer sous des abris le plus que je le peux, et en me demandant si je serai assez désespérée pour arrêter une voiture s'il en vient à passer une. Peut-être. Bien que je sache que ce soit imprudent et que mon ancien tuteur me réprimanderait pour avoir eu une telle pensée.

Quelques minutes passent et j'entends une voiture qui arrive. Les phares finissent par m'éclairer, elle me dépasse mais s'arrête à quelques mètres plus loin. J'accélère un peu le pas pour m'approcher de la voiture, qui repart finalement. Dépitée, je fais un dernier pas, mais mon pied glisse sur une flaque d'eau et je m'étale de tout mon long sur le trottoir. J'arrive à entendre des rires venant de la voiture puis elle disparaît.

Je suis stupéfaite. Comment les gens peuvent être aussi méchant ? Je n'en reviens tout simplement pas. Et pourquoi est-ce que ça doit m'arriver à moi ? Qu'ai-je pu faire pour mériter ça ?
Pendant quelques instants, je fixe la route, et mes larmes se mettent à couler sans que je puisse les maîtriser. Je me relève en me traitant d'idiote. Je pensais que dans les petites villes les gens étaient plus bienveillant.

Une autre journée au travail qui se termine. La clientèle est pas trop bondée aujourd'hui, alors on me laisse partir plus tôt. Ça m'arrange. Ma formation est terminée, et ça s'est passé plutôt bien. Mon supérieur dit que j'apprends vite et que je suis travaillant. Il ne sait pas que c'est mon premier job, je pense garder ça secret. Je n'ai pas nécessairement envie que les gens se fassent des idées sur moi. Je leur dirai sans doute un jour, quand je me sentirai à l'aise. J'ai assez entendu des phrases du genre "ces gosses de riche, blabla". Les préjugés, j'en ai marre, j'ai pas envie d'être considéré comme un fils de riche. Oui mes parents ont beaucoup d'argent, mais cela ne me défini pas. Aucunement. Sur le chemin du retour, je mets la musique au max, j'ai pas envie de rentrer si tôt à l'appart. J'ai envie de faire de la route, oui, même à ce temps pluvieux et venteux. Je vis dangereusement, peut-être, mais j'aime ça.

Après une vingtaine de minutes à conduire, à écouter la musique, je décide de faire demi-tour. Concentré sur mes pensées plutôt que sur la route, je m'arrête au bon moment devant la lumière rouge. J'ai reçu une alerte de mon téléphone, dans ma poche arrière. Je résiste à l'ouvrir, je sais que ce n'est pas prudent d'être sur son téléphone pendant qu'on conduit. (Oui, je suis un jeune homme qui suit les règles (pas toujours)). Et puis de toute façon, j'arrive chez moi dans 5 minutes, ça peut attendre. Sur le chemin du retour, je crois apercevoir une silhouette sur le bord de la route. Il pleut, il fait noir, je ralentis, avec toute la pluie, je ne voudrais pas l'éclabousser. Ou pire encore, faire peur à cette personne. J'approche la voiture, je baisse la vitre : "Tout va bien?" Il fait tellement noir, mais je pense qu'il s'agit d'une femme. Je n'ai pas souvent aidé quelqu'un en détresse, ou même en panne, sur le bord de la route. Mais je sais pas, y'a un truc en dedans de moi qui me pousse à le faire, ce soir. Ça m'embêterait de laisser cette demoiselle sous la pluie en pleine nuit. J'ai tellement entendu d'histoires horribles que j'ai pas envie de me réveiller demain matin en écoutant les nouvelles.

Je me sens tellement bête, vraiment. Déjà, de m'être laissée avoir par ces débiles dans leur voiture, mais aussi de ne pas réussir à retenir mes crises de larmes, ou d'angoisse. Je n'habite certes pas loin de la station, mais ça fait quand même quelques kilomètres, et sous la pluie c'est tout de suite une promenade moins agréable. Je n'ai pas le choix, cela dit, je ne serais pas plus avancée à dormir dans ma voiture. Ce serait ridicule. S'il s'était mis à pleuvoir avant que je parte, j'y aurais sûrement attendu la fin de l'averse, mais maintenant... autant continuer.
Je glisse mon sac sous mon manteau, afin d'espérer sauver mes affaires et ne pas noyer mon portable qui me sera bien utile demain matin pour pouvoir récupérer ma voiture. Par contre, il va falloir que j'investisse dans un manteau avec une capuche. Je reprends mon chemin, tête baissée pour que la pluie ne mouille pas trop mon visage, que j'essuie une dernière fois des larmes qui m'ont échappées.

Après quelques minutes, une nouvelle lumière m'inonde. Sans doute une autre voiture. Échaudée, j'appréhende un peu et croise mes bras sur ma poitrine. La voiture s'approche et, cette fois, elle s'arrête près de moi. La vitre côté passager s'ouvre et une voix masculine me parvient. Une voix que j'ai l'impression de connaître. Mais entre le bruit de la pluie et du moteur, aucun souvenir clair ne me revient. Je me trompe sans doute. D'autant que je n'arrive même pas à voir correctement son visage. J'avance d'un pas pour lui répondre.

« Ma voiture est en panne et mon téléphone n'a plus de batterie, je ne peux pas appeler de dépanneuse. »

Je me mords la lèvre. Je ne devrais peut-être pas donner autant d'information. Je ferais une proie idéale pour un tueur en série. Non, pas la peine de sombrer dans la paranoïa non plus, je ne suis plus à Indianapolis. Je passe machinalement une main dans mes cheveux.

« J'habite près de l'aéroport, est-ce que par hasard vous pourriez me déposer ? Ou même juste m'avancer d'un kilomètre ou deux ? »

Je m'étonne moi-même de m'arrêter sur le bord de la route pour venir en aide à un inconnu. Oh, pas parce que je n'aide pas en général les gens. Au contraire. Mais disons qu'il m'est si souvent arrivé d'entendre des histoires d'horreurs (ou bien de voir des documentaires/des films), mettant en scène une personne faisant de l'auto-stop qui se trouve être un psychopathe ou un tueur en série qui tue ses victimes grâce à l'auto-stop. Ça peut paraitre connard d'avouer que je ne m'arrête pas pour aider les gens sur le bord de la route. Par peur, c'est vrai. C'est plus fort que moi, je l'avoue. Je suis sans défense, moi, j'peux pas me battre comme ça, vous avez vu mon corps? Je me suis jamais battu, non, jamais. Bon, peut-être avec mon frère, mais est-ce que ça compte réellement? Assis dans la voiture, en sécurité, je m'arrête, demande à l'inconnue si elle va bien. D'apparence comme ça, je ne vois pas son visage, mais elle ne me semble pas une menace. Elle me répond, et je suis soudainement soulagé. Cette petite voix douce ne pourrait être un psychopathe, non. Elle m'explique être en panne, et que son téléphone est mort. La pauvre, vraiment. Je détesterais que ça m'arrive. Je n'ai jamais manqué d'essence, mais j'ai eu des problèmes de freins et cette sortie sur l'autoroute avait été l'enfer pour moi. Et en plus, ça doit être horrible pour elle, d'être seule et n'avoir aucun moyen d'appeler quelqu'un. Et avec la température qu'il fait. Puis, elle me dit habiter près de l'aéroport. Elle me demande de l'amener ou bien seulement la déposer 1 kilomètre plus loin. "Avec ce temps qu'il fait, bien sûr que je peux vous déposer, c'est sur mon chemin." C'est sur mon chemin, et puis cette personne est vraiment dans le pétrin, je me sentirais trop mal de la laisser sur le bord de la route. Du genre, ah ma pauvre, bah, bonne chance! Non, c'est pas moi du tout.

Je n'en reviens pas qu'une voiture se soit arrêter pour s'enquérir de ma situation. C'est certain que ça ne serait pas arrivé dans une grande ville comme Indianapolis. Mais l'avantage des grandes villes, c'est qu'il y a des transports en commun, alors si ma voiture avait dû tomber en panne j'aurais pu rentrer quand même par moi-même. Mais bon, après tout c'est moi qui ai préféré venir dans une petite ville tranquille, alors il faut bien que j'assume mes décisions. Le conducteur de la voiture finit par me répondre. A nouveau, sa voix me fait un effet bizarre, mais je me concentre davantage sur le sens de ses mots : il accepte de m'emmener. Je soupire longuement, un poids disparaissant de mes épaules.

« Ah super, merci ! »

Je m'engouffre rapidement dans l'habitacle chauffé et referme rapidement la porte. Un frisson me fait trembler un instant. Même si je ne suis restée qu'une dizaine de minutes sous la pluie, ça a été suffisant pour me frigorifier.
J'ouvre la fermeture-éclair de mon manteau pour attraper le tissu de mon pull et essuyer mon visage, et je pose mon sac à main sur mes genoux pour être plus à l'aise. Heureusement que je ne suis pas du genre à me mettre une tonne de maquillage, sinon je ne ressemblerais plus à rien.

« Vous êtes mon sauveur, vraiment ! Commencé-je en relevant les yeux vers le conducteur. J'ai cru que j'allais dev... »

Ma voix se bloque. Mon regard parcourt ce visage. Mes souvenirs s'affolent. Est-ce que je suis en train d'halluciner ?

« A-Austin ? »

Son nom franchit à peine mes lèvres, comme si je le retenais. Comme si, n'y croyant pas moi-même, j'avais peur de faire disparaître ce rêve éveillé. Parce que ça ne peut être qu'un rêve... Comment pourrait-il être là, devant moi, au milieu de nulle part ?

Il fait noir, il pleut des cordes dehors. C'est vraiment pas le moment pour une jeune femme d'être dehors sur le bord de la route, à une heure pareil. Je ne m'attendais pas à ce que ma soirée prenne cette tournure, mais ce n'est pas comme si j'avais un truc important à faire. Si je peux sauver la vie de quelqu'un, ou juste aider quelqu'un, je le ferai. C'est maman qui serait fière de moi. Elle, que je n'ai pas vu, ni donner vraiment de nouvelles depuis des semaines. Elle doit s'inquiéter à mourir. Ça m'étonne qu'elle n'ait pas traquée mon téléphone, comme dans les films. Je la vois bien débarquer comme ça chez moi. Mais c'est jamais arrivé. J'pense qu'elle a compris que j'avais besoin de vivre mes choses, sans mes parents.

Bon, de retour à la réalité, il y a cette fille qui a vraiment besoin d'aide, et ça c'est plus important, hein. Je lui propose de l'amener, surtout qu'on se rend à la même ville. Drôle de coïncidence, quand même. Elle me remercie, et entre dans la voiture. Je ne vois pas encore son visage, mais y'a un truc qui se passe en dedans de moi, au moment où elle entre. Ce parfum, je l'ai déjà senti quelque part. Allez, qui es-tu? Je l'observe s'attacher, ses cheveux cachent son visage. Je suis son sauveur, qu'elle me dit. Sa voix, je l'ai déjà entendue quelque part. Et puis, elle se retourne. C'est bien elle, c'est Poppy. "Poppy? Mais... " Je sais pas quoi dire de plus. Poppy, j'y pense encore. Tous les jours, même si ça fait des années qu'on ne s'est pas revus. Poppy, c'est mon premier amour. "Que fais-tu ici?" C'est vraiment tout ce que j'arrive à dire. Elle semble autant surprise que moi.

Austin... Hawaii... des souvenirs vieux d'un peu plus de deux ans. Comment un fantôme d'un passé heureux pourrait surgir devant moi ? Il n'y a pas un jour qui passe sans que j'y pense. Il n'y a pas un jour qui passe sans que je regrette. J'ai eu peur, j'ai refusé qu'on garde contact. Qu'on essaye. C'était une erreur, mon erreur. Comment pourrait-il se retrouver devant moi maintenant ?
Et pourtant, pourtant, je l'entends prononcer mon prénom. Je ne rêve pas. Ce n'est pas une hallucination. Et mon cœur se met à battre plus fort dans ma poitrine. A cause du choc. De l'incongruité de la situation. Des anciens sentiments que ça me rappelle. Il a été mon premier amour, et je n'ai jamais pu l'oublier. Mais je crois que je n'ai jamais vraiment essayé, de toute façon.

Mes poings se serrent sur mes cuisses, je me retiens de lui sauter au cou. Mais je ne peux pas m'empêcher de le regarder encore. Son visage a mûri, il fait moins enfant qu'avant, il ressemble plus à un homme. J'ai du mal à croire que c'est réel. J'ai du mal à croire à quel point ça me rend heureuse de le voir là.
J'entends finalement sa question qui me ramène un peu sur terre.

« Euh j'ai... j'ai emménagé à Edenton cet été. »

C'est tellement surprenant. J'avais décidé d'emménager dans cette ville pour commencer une nouvelle vie. Pour surmonter un passé compliqué et douloureux. Ma vie a été une telle catastrophe depuis deux ans...

« Et toi, alors ? Je n'aurais jamais imaginé te voir dans un trou aussi paumé ! »

Austin, c'est pas comme moi, il est issu d'une famille qui a de l'argent. Je l'imaginais être à Yale, faire des études à la demande de ses parents, et se trouver une petite amie du même monde. Mais certainement pas atterrir dans cette ville, si près de moi.

Poppy, elle est aussi belle que dans mes souvenirs. Peut-être même encore plus. Nous avons vécu une belle histoire, tous les deux, à Hawaii. Oui, c'était le rêve, autant la vue que la compagnie. C'était le seul voyage avec mes parents que j'avais vraiment apprécié. Car ce voyage, je l'avais passé avec Poppy. On se voyait tous les jours, on passait nos journées ensemble. À la plage, ou bien à faire les touristes, on avait tellement de plaisir tous les deux. Je suis tombé amoureux pour la première (et seule) fois de ma vie. La revoir me fait quelque chose, mais surtout, je ne m'attendais pas à la voir ici. Je m'étais toujours dit que je finirais par la trouver sur facebook et que je reprendrais contact avec elle. Mais ceux qui me connaissent, savent bien que j'ai trop la trouille d'être rejeté. Poppy, elle est tout autant sous le choc que moi. Quand on s'était dit au revoir, on pensait ne plus jamais se revoir. Mais la vie avait fait autrement. J'avais l'impression de rêver, j'avais envie de la serrer dans mes bras, même si elle était trempée. Poppy avait donc déménagé cet été ici, à Edenton. Elle me questionna également sur ma présence à Edenton. Évidemment, toute personne connaissant les Kenecky, savait que jamais ils n'habiteraient dans une si petite ville dans un trou perdu. "Ça ne fait pas longtemps que je suis ici. Trois semaines, en fait. Mes parents ne savent pas exactement où je suis, mais j'avais besoin de m'évader." Au fond de moi, je savais que Poppy allait comprendre. Oui, je viens d'une famille riche et je me sens emprisonné depuis toujours. Même il y a deux ans, quand on avait passé toutes ces semaines ensemble, elle avait du le sentir. "C'est spécial de te voir, j'y crois pas, on dirait... Pas que je ne suis pas content, au contraire. Wow. Poppy Addams." On est toujours arrêté sur le bord de la route, je n'ose pas repartir. Je veux rester le plus longtemps possible avec elle, lui parler. Pouvoir la regarder, sans avoir à être concentré sur la route.

J'écoute la réponse d'Austin et, c'est étrange, ça me surprend un peu mais en même temps pas du tout. Si je ne peux évidemment pas me souvenir de chaque mot que nous avions échangé à l'époque – et pourtant Dieu sait que j'aurais voulu, les semaines suivant notre séparation, afin de pouvoir revivre ces jours encore et encore – je me souviens cependant que sa relation avec sa famille n'était pas des plus faciles. Comme quoi, avoir de l'argent ne fait pas tout. J'avais rencontré ses parents, et je l'avais toujours trouvé différent d'eux. Moins guindé. Je m'étais dit que ça changerait sans doute, qu'il finirait par se conformer à leurs attentes. Mais il était parti vivre de son côté, finalement.

Il continue de parler et je pouffe de rire. C'est quoi cette façon de dire mon nom entier ? Ça me rassure, il a l'air aussi surpris que moi par la situation. Quelle était la probabilité qu'il soit celui qui passerait, ce soir, alors que je me retrouve seule au bord de la route ? Ah, dire que nous sommes dans la même ville depuis trois semaines et qu'on se croise pour la première fois. Enfin, je dois avouer que je ne sors pas beaucoup, en dehors du travail, surtout ces derniers temps. C'est difficile autour de l'anniversaire de la mort de ma mère.

« Moi aussi, je suis contente de te voir. C'est un sacré hasard. »

Je lui adresse un sourire avant de détourner les yeux en rougissant. « Contente », le mot est faible. J'en ai carrément le souffle coupé. J'avais jamais imaginé que je pourrais le revoir, parce que le fait que nos mondes se soient croisés une fois était déjà exceptionnel.

« Enfin, j'aurais préféré ne pas ressembler à une serpillière, plaisanté-je. »

Je passe nerveusement ma main dans mes cheveux trempés et les glisse derrière mon oreille. J'essaie de ne pas regarder vers le pare-brise ou la vitre pour ne pas voir mon reflet, je ne veux même pas savoir à quoi je ressemble exactement. J'aurai tout le temps de me fustiger quand je serai chez moi. Même si... j'ai pas très envie de rentrer, pas tout de suite.

Même si ma relation avec ma famille n'est pas des plus saine, je dois quand même avouer que je n'ai pas eu une enfance à plaindre. À part peut-être leur absence, ils ont quand même tout fait pour que mon frère et moi ne manquions jamais de rien. Notre éducation a été au top, même si académiquement je n'étais pas le meilleur, j'ai eu recours à des professeurs privés. En plus de tous les voyages que nous avons fait, en famille. Nous avons visité plusieurs pays d'Europe, le Mexique, Cuba, le Maroc et même Japon. Tout ça avant mes 18 ans, quand même. Mais malgré tous ces voyages, mon préféré a été celui d'Hawaii, car c'est durant ce voyage que j'ai rencontré Poppy. Je m'en souviens comme si c'était hier. Deux ans ont passés, et je pense encore à elle. Je me dis que j'aurais aimé que notre relation ne se termine pas ainsi. C'était son choix, et je ne peux lui en vouloir. Vivre un amour à distance, surtout quand c'est son premier, ça fait peur. Elle trouve drôle que je l'appelle par son nom complet. Ce rire m'a manqué, je ne peux m'empêcher de sourire. "Vraiment! j'en reviens pas. J'ai choisi de m'installer à Edenton après avoir vu une offre d'emploi dans un bar sur internet. Dès que je suis arrivé dans la ville, j'ai su que j'allais rester." Je lui explique tout, même si elle ne m'a rien demandé. Je m'étonne moi-même, je ne me reconnais pas. Il faut dire que ça toujours été facile de discuter avec elle. Je me souviens de tous ses soirs où on restait dans le lobby de l'hôtel, jusqu'aux petites heures du matin. On ne voulait pas se quitter, on voulait rester ensemble. "Une serpillière? Tu n'exagères pas un peu, là? Je te trouve jolie." Oui, Poppy est jolie, et c'était plus fort que moi, de lui dire. Bon, vite, changeons de sujet avant que ça ne devienne gênant. "Alors, quoi de neuf dans ta vie?" Déjà deux ans, le temps passe vite. J'étais un gamin, et maintenant, un adulte (presque).

Alors il travaille dans un restaurant. Il faut dire qu'à nos âges, c'est encore le plus facile à trouver comme emploi, surtout quand on veut trouver rapidement. J'avais plusieurs camarades de ma promo l'année dernière qui étaient obligés de travailler en plus des études, et la plupart travaillaient dans des bars ou des restaurants. C'est quand même courageux, de quitter sa famille comme ça pour partir vivre dans une ville complètement inconnue. Je me demande ce qui l'a poussé à prendre cette décision.

Mes joues rougissent un peu plus quand il me dit qu'il me trouve jolie. Quel idiot de me dire ça. Mon cœur est bien assez chamboulé comme ça, sans qu'il ait besoin d'en rajouter. Mais j'avoue que je suis bien trop heureuse qu'il me dise ça, alors que j'ai plutôt tendance à ne pas m'occuper de ce que les gens pensent de moi. Poppy, oui, c'est Austin, mais c'est pas une raison pour perdre pied si vite, il va te prendre pour une folle.

Il change vite de sujet, je tourne mon visage vers lui, il me demande ce qui est nouveau. Trop de choses, depuis la dernière fois qu'on s'est vus. Trop de choses dont je n'ai pas envie de parler. Trop de choses qui risqueraient de jeter un voile sombre sur ces retrouvailles inespérées.

« Eh bien, pas grand chose. Je travaille à la station essence qu'il y a à quelques mètres. J'ai essayé une école vétérinaire l'an dernier mais... c'était pas pour moi. Alors j'ai préféré arrêter et déménager. »

Ça me paraît être un bon résumé. Ma vie est assez vide depuis deux ans, et j'ai trouvé un certain équilibre depuis que je suis arrivée ici. Certes, je ne fais rien de très passionnant, mais la routine est assez rassurante.

« Je viens de terminer ma journée de travail et ma voiture a refusé de démarrer. J'ai cru que j'étais maudite. Mais peut-être pas finalement. »

J'esquisse un petit sourire amusé, en mordillant ma lèvre. Pourquoi est-ce que je lui dis ça ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas m'empêcher de lui dire combien je suis heureuse et surprise qu'on revoie après tout ce temps ?

La vie fait bien les choses, quand même. Poppy et moi, c'est histoire ancienne, mais je me suis toujours dit que notre histoire n'était pas tout à fait terminée. On ne s'était pas quittés en mauvais termes, et à mes yeux, ce n'était pas nécessairement fini. À voir. Peut-être que elle, est passée à autre chose. Je ne veux pas me faire d'idée. Si ça se trouve, elle est en couple, heureuse et amoureuse d'un autre type. Plus beau, plus grand, plus musclé. Un vrai homme, peut-être. Si ma mère m'entendait, elle dirait que je suis le plus beau, le plus gentil. Blabla. Après lui avoir dit qu'elle était jolie, je remarque qu'elle rougit légèrement. Poppy a toujours réagi comme ça lorsque je lui dit des compliments. Cela n'a pas changé. C'est rassurant un peu, je me dis. Si ça lui fait encore de l'effet quand je la complimente, est-ce bon signe? Je lui demande ce qu'elle devient, parce que ça m'intéresse de savoir. Après deux ans sans avoir de ses nouvelles, quoi. Poppy avait donc étudié à l'école vétérinaire. Dans mes souvenirs elle adorait les animaux, mais peut-être que le métier n'était pas comme elle s'y attendait. Et elle travaille dans la station service juste à côté. "C'est bien! Parfois, il faut suivre son instinct, si on aime pas quelque chose, il sert à rien de forcer." Comme moi avec mes parents. Ce n'est pas que je ne les aime pas, mais ils ne me comprennent pas. "Eh bien! Une chance que je passais par là, quand même, hein?" Le pur hasard, je passais par là, alors que c'était même pas sur mon chemin, j'avais seulement décidé de faire un tour de voiture, comme ça! Je ne regrette pas mon choix, même si je suis certain qu'on aurait fini par se croiser ailleurs dans la ville, un jour où l'autre. "Je suis content de te voir, Poppy. Et content de connaitre quelqu'un dans cette ville." Je me demande si elle va vouloir me revoir, aller prendre un verre, un café, ou juste aller prendre une marche. La voiture est toujours arrêtée, je n'ose pas partir, pas encore.

Cela faisait pourtant plusieurs années que je voulais être vétérinaire, mais pour pouvoir suivre correctement des études, il faut être concentré. Et je ne le suis pas. Je ne le suis malheureusement plus. Je ne sais même pas comment j'ai réussi à obtenir mon diplôme à la fin de mon lycée, j'imagine qu'ils ont eu pitié de moi. Mais ce n'est pas si grave, pour le moment je n'ai pas envie d'étudier de toute façon.

« Oui, ça tombe bien, lui réponds-je avec un sourire. Pile quand j'ai eu besoin de toi. »

Je ris un peu. En réalité, c'est loin d'être la première fois que je sens que j'ai besoin de lui. Un peu tous les jours. Davantage quand j'ai perdu ma mère. Plus que jamais j'aurais voulu me blottir contre lui pour qu'il me rassure.
Il me dit alors qu'il est content de me voir. Il serait si doux de me laisser bercer par les illusions qui se multiplient dans ma tête. De m'accrocher aux sentiments que j'ai ressenti cet été-là et dont je sens l'écho faire battre mon cœur, faire revenir les papillons dans mon ventre. Je ne peux m'empêcher de le dévorer du regard, j'ai presque l'impression de revenir à ce précieux été. Et pourtant, je ressens également ce manque qui n'a jamais voulu disparaître.

« Tu sais, j'ai… je… »

Les mots se perdent dans ma bouche parce qu'ils sont sortis avant que je puisse les retenir. Réfléchis à ce que tu vas dire, Poppy, tu n'as pas envie que la situation soit encore plus bizarre entre vous, n'est-ce pas ?

« J'ai souvent pensé à toi… »

Plus vulnérable que jamais, un frisson me traverse malgré la chaleur de l'habitacle et je sens soudain pleinement mes vêtements trempés qui collent à ma peau. Je serre mes bras autour de moi, pour tenter de garder un peu de chaleur.

J'ai toujours voué une grande admiration pour les gens déterminés. Les gens qui ont un but dans la vie et font tout, coûte que coûte, pour y arriver. J'aimerais être comme ça, moi aussi. Mais je n'ai malheureusement pas trouvé mon but dans la vie. Je ne suis pas rendu à ce stade-ci. Je me cherche encore. Et je n'ai pas envie de me mettre la pression. Ça ne sert à rien pour moi de commencer des études dans un domaine qui ne m'intéresse pas. Surtout que les études en tant que tel, cela n'a jamais été mon fort. Mais le jour où je trouverai ma passion, ce qui me fera vraiment vibrer à l'intérieur, croyez-moi, que je ferai tout. Ce moment n'est pas arrivé encore. Et ce n'est pas grave, j'ai encore toute ma vie pour trouver. Poppy est à côté de moi. Je n'y crois pas, mais c'est bien réel. Après deux ans, on se revoit. Et pas rien qu'un peu, je l'ai un peu sauvé, si on peut dire ainsi. "J'étais là au bon moment." C'était un beau hasard, quand même. Le destin, peut-être? Poppy me regarde dans les yeux, je vois qu'elle a envie de me dire quelque chose. Allez, Poppy, je t'écoute, j'ai envie de dire. Et puis, elle le dit, enfin, des mots qui me font du bien. Poppy a pensé souvent à moi. Si elle savait à quel point moi aussi. "Poppy..." La vérité, c'est que je pense à elle encore tous les jours. Je n'ai jamais vraiment cessé de l'aimer. Même si j'ai souffert, même si tout le monde me disait de l'oublier, j'en étais incapable. Elle est si près de moi, je voudrais la serrer dans mes bras, l'embrasser même. "Moi aussi... Tu ne m'es jamais vraiment sortie de la tête." Je n'ai jamais été très bon dans l'expression des sentiments.

Ah mais qu'est-ce qui m'a pris de lui dire ça ? Après deux ans !? Après que ce soit moi qui ai mis fin à la relation que nous avions ? Qu'est-ce qui me prend tout à coup.. ? Il prononce à nouveau mon prénom, ça me fait frissonner. Mais là, j'ai envie de m'excuser. J'ai dû le mettre mal à l'aise, il va se demander si je ne suis pas folle de dire ce genre de chose à quelqu'un que je n'ai pas revu depuis deux ans. Il n'a sans doute plus les mêmes sentiments pour moi qu'à l'époque. Et nous n'étions que des ados. Presque des enfants encore.

Et puis soudain, il me dit que lui aussi. Non, c'est obligé, je suis forcément en train de rêver. Comment est-ce qu'une telle situation pourrait se produire maintenant, de la façon dont j'aurais pu l'imaginer ? Les choses ne marchent jamais comme on le désire, je suis trop bien placée pour le savoir... Et depuis quand ma vie serait-elle devenue une comédie romantique ?
Je me mords la lèvre, encore une fois je sens mes joues rougir. S'il continue à dire de choses aussi gentilles, mon cœur ne va certainement jamais s'en remettre.

« C'était des belles vacances. On s'est bien amusés. »

Je dois avouer que je suis un peu effrayée de la tournure qu'est en train de prendre la conversation. Bien sûr, j'ai envie de lui dire tout ce que j'ai ressenti pendant deux ans, et j'ai envie de savoir si... s'il ressent ne serait-ce qu'un peu la même chose. Mais je ne suis pas sûre que je me remettrais de l'entendre dire que ce n'était qu'un amusement, justement. Aaah mais où est-ce que vont mes pensées ? Qu'est-ce qui me fait croire que j'aurais une véritable chance avec lui, de toute façon ? Réveille-toi Poppy, t'es caissière dans une station service ! T'es loin d'être une princesse, ni même la jeune étudiante vétérinaire que tu voulais devenir !

Et mes pensées m'amènent une fois de plus les larmes aux yeux. Je baisse rapidement la tête, perturbée de découvrir à quel point je suis capable de me dénigrer toute seule comme une grande.